A nous deux, Monsieur le Grand !

 

"Merci, Monsieur. ..
Il est quatre heure vingt en ce trente et un janvier 1993, le réveil va sonner dans quelques minutes, je ne lui en laisserai pas le temps. ..J'ai un rendez-vous important avec quelqu'un qui ne l'est pas moins: Monsieur le Mont Ventoux. "

Cette phrase est la première du récit de l'épopée de Bernard Loisel, en cette journée hivernale où il devint Membre pour la seconde fois de la Confrérie des Cinglés du Mont Ventoux. Cinglé absolu d'ailleurs car le Grand de Provence aurait facilement pu anéantir ce téméraire, venu le défier en plein hiver.

Cette phrase me court dans la tête alors qu'à quatre heure vingt en ce 20 août 1994, je cherche à retrouver le sommeil pour la dernière heure qui me reste avant que mon réveil ne vienne me jeter hors du lit. Moi aussi, j'ai un rendez-vous important avec quelqu'un qui ne l'est pas moins: Monsieur le Grand Colombier.

 

A propos de Confréries ...

Mont Ventoux, Grand Colombier! Deux géants, que tous cycliste aborde avec le plus grand respect, à moins qu'il ne les évite avec le plus grand soin. Deux monstres dont l'ascension laisse toujours un indélébile souvenir, quel que soit le chemin emprunté pour parvenir à leur sommet. Deux grands qui veulent bien se laisser gravir mais jamais vaincre.

Deux monuments reconnus par quelques adorateurs, membres de Confréries, les Cinglés du Ventoux et les Fêlés du Grand Colombier. Que l'on ne s'y trompe pas, ces confréries sont très fermées: quelques centaines de membres tout au plus, et encore plusieurs d'entre eux sont des récidivistes, comme Bernard Loisel. Quand on aime ...

Pour ma part, je devins Cinglé du Ventoux le 28 juin 1992, parrainé par mon ami Bernard Gourrier, récidiviste à cette occasion. Journée marquée par la plus grande défaillance de ma carrière cyclo, au cours de la troisième ascension, dans le Belvédère, méchant raidard de 4 km à 12%. "Merci Monsieur, c'était trop facile jusque là, il fallait bien un rappel à l'ordre !".

Les règlements des deux Confréries sont très semblables: trois ascensions dans la journée pour le Provençal, quatre ascensions pour le Jurassien. Après chacune d'elles, on redescend et on tamponne la carte de route. Peu importe l'ordre des montées (mais les futurs cinglés ou fêlés ne le sont pas totalement puisqu'il gardent généralement la moins difficile pour le dessert !), peu importe les délais si toutefois l'on ne dépasse pas la journée ...Une différence quand même, dans la mesure où les Fêlés distingue les membres (2 ascensions), les maîtres (3 ascensions) et les Grands Maîtres (4 ascensions) ...mais il semble bien que près de 90% des Fêlés soient Grands Maîtres ...

La difficulté à vaincre est la même: 136 km et 4390m de dénivelée pour le Ventoux, 138 km et 4806m de dénivelée pour le Colombier. Chacun d'eux se termine par un dernier kilomètre terrible, à plus de 10%, quel que soit le côté. La principale différence réside dans la régularité de la pente du Ventoux (entre +8 et +12%) et dans l'extrême irrégularité des routes du Grand Colombier (entre -2% et +22%). Le Ventoux est plus chaud et plus venté, le Colombier plus ombragé et abrité. L'un compensant l'autre, trois fois celui-ci ou quatre fois celui-là, c'est la même chose: un combat d'une dizaine d'heures qui nécessite un gros moral, une grande patience, un petit braquet et une passion pour l'effort physique absolu.

 

Culoz au petit jour ...

Parking de la voiture devant la mairie de Culoz vers 6h30. Il est 6h50 quand une jeune boulangère un peu coincée -est-ce l'heure matinale ? -pose son cachet sur ma carte de route. Je ne suis pas seul à
enfourcher mon vélo. Patrice mon gendre, sous-officier de chasseurs alpins, m'accompagne "pour au moins une ascension". Il monte ma vieille randonneuse qui va bientôt fêter son quarantième anniversaire et il attaque sa quatrième sortie en vélo de la semaine (moins de 200 km au total)... et de sa vie. C'est merveilleux d'avoir 25 ans et une telle condition physique !

Il fait très beau et encore frais. J'ai choisi de démarrer par Culoz pour deux raisons: éviter la canicule dans la falaise qui domine cette localité et effectuer la montée du mur de Virieu-Ie-Petit en second. Car je préfère alterner les arrivées au sommet (une fois est, une fois ouest,...) tout en terminant par la montée de Champagne, assurément la moins difficile.

Je monte mon Vitus léger sur lequel j'ai pris la précaution de remplacer les pédales automatiques par des pédales ordinaires afin de chausser des souliers sans cales ( ...la dernière fois j'ai fait 500m à pied pour terminer le mur à 19% coté Virieu ...) et de mettre ma roue libre "randonneuse" dont la couronne de 26 dents me laisse l'espoir de "mater le monstre". C'est parti sur 28x22, à 9-8 à l'heure. Rapidement, Patrice qui doit arracher un 38x25 puis 38x28 s'en va. Le soleil émerge derrière la ligne de crête du Mont Clergeon à l'instant où j'arrive dans le premier lacet en corniche. La vue panoramique sur le lac du Bourget, encore noyé dans la brume, est superbe. J'ai juste le temps de temps de sauter à terre pour photographier ce bref instant où la lumière est irréelle.

La pente est sévère (12, 14% ?) dans les courts lacets qui permettent de s'arracher à la falaise. Suit un long faux-plat en sous-bois avant de rejoindre le tronçon commun avec la route qui monte d'Anglefort. Si le kilomètre à 14% avant la piste du Fenestrez était attendu (voir le récit de Michel Pélissier le maître des Grands Maîtres dans la revue Cyclotourisme d'avril 1993), le dernier kilomètre me surprend: est-ce un "trompe-l'oeil" ou déjà de la fatigue ?

 

...et de une !

Il est 8h35 soit une heure et trente-cinq minutes pour cette première montée, arrêt photo compris. C'est plus rapide que je l'avais prévu dans mon tableau de marche ...et c'est peut-être la raison de cette douleur dans les jambes dans le dernier kilomètre. Patrice est arrivé depuis cinq minutes déjà: c'est son premier col. Il l'a monté sans mettre pied à terre. C'est assurément un costaud ...

Nous sommes seuls au sommet, à cette heure encore matinale. Patrice opère pour la première des quatre photos devant le panneau sommital. Je suis déjà demi-membre de la Confrérie ...et mon photographe pareillement.

Respectueux des recommandations de Michel Pélissier, nous descendons prudemment le versant ouest jusqu'à Artemare, en empruntant la route la plus longue par Lochieu. Il fait frisquet sur ce versant très ombragé, journaux et coupe-vent ne sont pas de trop.

 

...les petits blancs d'Artemare ...

Arrêt pour un "grand noir" dans le premier bistrot à droite dans Artemare. Le jeune barman est un grincheux de première espèce, qui n'a même pas un tampon. Il m'envoie chez JAK'LINE Coiffure, juste en face ...et c'est Patrice qui traverse pour aller voir la tête de cette Jacqueline. Comme il est peu loquace, j'apprendrai seulement qu'elle était "svmpa".

Nous dégustons nos cafés, accompagnés de pain d'épices et de barres Gerblé; pendant que cinq ou six locaux descendent leurs "petits blancs, limés ou non" sur le grand braquet. Impressionnant. A neuf heures du matin. Ils sont "fêlés" !

Nous laissons ces grands "descendeurs" à leurs affaires et enfourchons nos montures à 9h30 précises pour attaquer la seconde montée, via le monstrueux mur de Virieu-Ie-Petit : 4.5 km à 12% de moyenne, avec en séquence 1 ,5 km à 8/9%, 500m à 12%, 1 km à 14% et 1,5 km à 19% ...J'espère bien ne pas mettre pied à terre, fort de ma forme affûtée dans le raid Thonon- Trieste un mois plutôt et de ma belle ascension du mur de Longères (3,5 km à 13,5% de moyenne) ...

Pour l'instant, nous grimpons les rampes à 6% qui mènent au pied du mur. Court arrêt à Virieu pour téléphoner à ma fille (qui doit venir d'Hauteville-sur-Fier à Anglefort pour récupérer son mari) afin qu'elle m'apporte un maillot léger; il fait beaucoup plus chaud que la veille et mon maillot de club est beaucoup trop épais. Comme la roue arrière du vélo de Patrice a un rayon cassé, rendez-vous est pris au sommet à 11h30.

Et c'est le mur ,., Patrick s'en va tout de suite emporté par son braquet, Pour ma part, j'essaie de conserver ma 24 dents le plus longtemps possible, c'est à dire jusqu'au milieu du passage à 14% où je suis contraint de passer la 26, Malheur. elle tient mal et cafouille! Je l'ai pourtant essavée, mais pas dans une pente aussi forte. Je suis sans cesse obligé de repousser la manette du dérailleur ...A la sortie d'une courbe, je vois Patrice à pieds. Au moment ou je reviens vers lui, mon dérailleur cafouille à nouveau et je déchausse du pied gauche. Il me faut plus de cent mètres pour rechausser mon cale-pied. Effort superflu qui me coupe le souffle. Patrice au passage m'annonce que la partie à 19% est proche. Aie, je me croyais déjà dedans ... J'essaie d'appliquer la "méthode Longères" : 200m assis, 50m en danseuse, une goulée d'eau dans la bouche et dans le cou tous les 200m ... Rien à faire, la machine s'emballe, le dérailleur cafouille, pied à terre ...100m à pied; redémarrage cale-pied bloqués en appui contre un arbre, 400m de lutte, à nouveau pied à terre, 150rn à pied; nouveau et ultime démarrage à 300rn du sommet ...et arrivée sur les rotules, le souffle court, à la fontaine de la Grange de Fromentel, où coule un très très mince filet d'eau. Patrice qui a marché durant près de 2 km arrive quelques minutes plus tard. Lui aussi est sonné par cet effort total et se livre à des ablutions rafraîchissantes. Le faux plat de 2 km fait beaucoup de bien. Puis la route se redresse d'abord à 7/8%, s'adoucit sur quelques centaines de mètres avant l'embranchement de la route de l'auberge puis se dresse pour un dernier kilomètre à plus de 10%, rectiligne et qui n'en finit pas! La douleur dans les jambes est aussi intense Que dans le mur !

 

...et de deux !

Arrivée au sommet à 11 h20 pour une ascension en 1 h50, arrêts compris. C'est bien et conforme aux prévisions ...Mais que c'était dur! Et pour la seconde fois, Monsieur le Grand m'a fait courber l'échine et faire la révérence. Quelle prétention de vouloir le dominer ainsi, en passant le mur en seconde main! OK, Monsieur ...mais je ne suis pas superstitieux, je ne crois pas au "jamais deux sans trois" et je reviendrai bientôt "tout neuf' avec un dérailleur bien réglé ...

Maintenant, il y a du monde au sommet. Plusieurs cyclos sont un peu incrédules lorsque je leur expose mon projet ...jusqu'à ce qu'ils découvrent mon plateau de 28 dents. "Ah, évidemment avec un petit braquet comme ça ...". "Mais rien ne vous oblige, mon cher ami, à utiliser les braquets de Miguel Indurain ..."

Re-photo devant la plaque sommitale. Je pose en compagnie de Patrice cette fois-ci puisque Valérie, son épouse, vient d'arriver. Ca y est, je suis fêlé officiel et lui officieux parce qu'il n'a pas de carte. Comment pouvais-je imaginer que l'on pouvait gravir deux fois le Grand Colombier sans aucun entraînement sur une bicyclette ? Je suis impressionné par sa performance, malgré sa jeunesse et sa condition physique inhérente à son état de chasseur alpin, de montagnard et de grand sportif. De quoi ai-je l'air moi avec mes 10 000 km et 120 000m de dénivelée depuis janvier ? Il est vrai que mon âge (56 ans) et le fait que je vais -je l'espère -doubler la dose, plaident à mon avantage ...

Je plonge rapidement vers Anglefort, en prêtant toutefois attention aux gravillons abondants et aux touristes distraits, qui roulent sans états d'âme en plein milieu de la route. Mes enfants suivent en voiture. Il est midi passé de quelques minutes quand nous arrivons ensemble à l'Auberge d'Anglefort.

 

...un patron jovial mais distrait ...

Après la coincée de Culoz et le grincheux d'Artemare, je tombe sur un patron bavard, jovial et grand connaisseur de "Fêlés". A l'entendre, tous viennent tamponner chez lui. Je lui commande deux demis (dont un pour Patrice), deux Vichy-fraise et un sandwich au jambon. Il s'empare de ma carte de route. Je voudrais lui montrer l'emplacement du tampon humide ...mais il connaît comme sa poche. C'est un expert en contrôle de fêlés et je n'ai rien à lui apprendre.

Autant dire que je fais un peu grise mine quand il revient avec ma carte tamponnée au mauvais endroit, c'est à dire en plein milieu, sous l'en-tête "Grand-Colombier" (moi qui suis pinailleur et qui n'aime pas le désordre !). De plus, il me sert un infâme quignon de pain, farci il est vrai d'un excellent jambon blanc.

Si les boissons descendent bien, le pain passe mal et je n'insiste pas. A midi trente, je reprends mon vélo pour aller chercher un coin d'ombre à la sortie du village, car il fait une chaleur étouffante dans le bar. Mes enfants repartent vers Hauteville. Je perçois une certaine inquiétude dans le regard de ma fille, qui m'a vu avaler mon jambon avec beaucoup de difficultés. Mais je la rassure car je me sens bien. Je sais que je suis toujours plus à l'aise l'après-midi et que mon entraînement sur les longues distances devrait me permettre de continuer sur le même rythme.

A l'ombre d'un mur, je décide de m'octroyer une petite demi-heure de repos afin de laisser le jambon descendre. Il fait bon mais les rares souffles d'air sont brûlants. Ca promet pour les cinq premiers kilomètres à plus de 9% de moyenne et sans un poil d'ombre. ..

 

...et si c'était la plus dure ?

Départ effectif vers 13hOO et tout de suite le 28x24 pour relancer la machine, tout en conservant deux dents pour le passage à 14%. A ma grande surprise, je me sens bien et mon compteur se stabilise à 8 km!h. La régularité de la pente permet de trouver un rythme sans aucun à-coups. Je suis seul sur la route (deux voitures seulement me doubleront et je croiserai un cycliste) et je chasse de manière systématique les rares zones d'ombre à droite ou à gauche. Toujours la recette de Longères : cinquante mètres en danseuse tous les 200m et les goulées d'eau tiède dedans et dehors tous les kilomètres. Un court arrêt volontaire de trois minutes au sixième kilomètre pour essorer la sueur, essuyer mes lunettes et avaler un demi Gerblé amande ...Je pense au San Bernardino, au Valparola, à Longères, au Ciampigotto, tous gravis à la même heure et sous la même canicule. Je pense à ma défaillance du Belvédère mais je n'ai pas peur: je sais que je suis mieux entraîné et que tout va bien.

J'atteins les zones plus ombragées qui précèdent l'embranchement de la route de Culoz et passe la couronne de 26 pour gravir les deux passages à 14%; les jambes sont un peu douloureuses mais je sais que le plus dur est fait. Bientôt j'atteins le faux plat, la traversée des alpages où de très nombreux touristes pique-niquent et somnolent (certains m'encouragent ...vaguement). Nouveau bref arrêt pour m'éponger et le dernier kilomètre aussi dur, mais pas plus douloureux, que ce matin.

Il est 14h5O, je suis monté en 1 heure et cinquante minutes. Je suis étonné de ma performance car ce côté est le plus difficile des trois sur le papier et sur le terrain, non seulement par la pente moyenne mais aussi par la chaleur étouffante qui m'avait jusqu'alors épargné.

 

...et de trois !

Arrêt de quelques minutes pour une troisième photo du panneau sommital. Mon vélo y pose seul faute d'opérateur (aucun promeneur à moins de 5Om) ou d'un support pour utiliser la pause automatique. Ca y est, je suis "Maître-Fêlé" de fait et "Grand-maÎtre" dans ma tête car je sens que mon état physique est très suffisant pour me permettre une quatrième ascension presque confortable.

J'effectue un court arrêt au Relais du Grand Colombier, le temps d'avaler un lait-grenadine (seul aliment digeste avec cette canicule). L'occasion aussi d'obtenir le tampon nécessaire et d'annoncer mon retour prochain pour un séjour un peu plus long: lors de ma première ascension par Virieu-Ie-petit en 1992, j'avais longuement discuté avec le Père Merisio, constructeur et propriétaire de ce Relais et grand amoureux de "son" Grand Colombier. Pour l'instant il est occupé et je ne tiens pas à "refroidir" trop longtemps mes jambes qui me semblent aller fort bien. Il est guère plus de 15h quand je quitte le Relais pour une descente "à tombeau ouvert" de 12 km jusqu'à Lochieu.

 

...une gentille dame et une belle fontaine ...

Dès l'entrée du village, j'aperçois un panneau "Bar" un peu en contrebas d'une fontaine qui débite avec énergie une belle eau fraîche. Une dame d'âge mur et fort aimable travaille avec application à la layette d'un petit fils prochainement attendu. C'est la patronne. Elle me fournit un tampon passablement fatigué et me prépare un nouveau lait-grenadine bien frais. Elle aussi connaît bien les fêlés qu'elle tamponne de temps à autre. Sans comprendre aucunement les motifs qui peuvent bien nous pousser à des défis pareils ("à des conneries pareilles" diraient certains de mes proches ...). Quand je lui demande de l'eau, elle me renvoie à la fontaine un peu plus haut "puisque chez moi, comme dans tout le village, c'est la même eau, c'est l'eau de la source ...". Et quelle source! Je constate que le village dispose de trois ou quatre fontaines Si le Grand Colombier est terriblement sec en haut, il a les pieds bien au frais. Et je comprends mieux l'importance du village de Lochieu, bien groupé autour de ses points d'eau ...

(ndlr: pendant les premières années, le pointage se faisait à Lochieu. Depuis la fermeture du bar, unique commerce du village, il a été déplacé à Champagne. )

Je repars vers 15h30. L'avantage de faire de courts arrêts est que les muscles n'ont pas le temps de s'ankyloser. Ce départ est indolore; les jambes tournent rond, au moins jusqu'au mur à 14% qui est heureusement assez court (400m). Le passage suivant à 10/12% sur plus d'un kilomètre est beaucoup plus douloureux et il vaut mieux penser à autre chose. Pas au Belvédère mais à la descente du Stelvio par exemple avec ses 48 "tornanti". La chaleur est supportable car la route est entièrement à l'ombre et bientôt un long faux-plat de plus de 2 km, parfois légèrement descendant, permet une bonne récupération. Heureusement car les deux kilomètres qui conduisent jusqu'au sommet du "mur de Virieu-Ie-Petit" sont très durs, du moins les ai-je ressentis ainsi. Au moins du 12, voire 14% ? J'ai hâte d'arriver à la fontaine de la Grange de Fromentel pour répéter la séance "toilette rafraîchissante" de ce matin . Mais la place est prise par une multitude d'abeilles qui ont eu la même idée. Je m'approche pour remplir un tiers de bidon avec le maximum de précautions. J'ai été attaqué une fois dans ma vie par un essaim d'abeilles dans la brousse africaine et j'en conserve un très mauvais souvenir (heureusement que cela se passait sur la rive du fleuve Sénégal dans lequel nous nous sommes immergés avec la plus grande promptitude sans se poser aucune question sur la présence de piranhas ou autres caïmans). Bref, je me rafraîchis avec mon tiers de bidon d'eau et je repars prudemment vers le relais distant de 3 kilomètres. Je passe la 26 dents sans hésitation dès que la route se relève, car mes jambes sont désormais douloureuses.

Il est à peine 16h50 quand je commande un Vichy fraise et un fromage blanc à la crème. Le patron est présent et nous entamons aussitôt la discussion car c'est un grand bavard. Lui aussi connaît des vrais fêlés mais aussi beaucoup de cyclistes: selon lui innombrables sont "les Parisiens" (terme générique qui dans le Jura désigne tous les touristes !) qui déchargent leur vélo à la Grange de Fromentel ou au croisement du Fenestrez, juste ce qu'il faut pour permettre à leur épouse de filmer leur étonnant état de fraîcheur au sommet! Je lui explique que ces gens-Ià ne trompent ...qu'eux mêmes et leur entourage qui n'y connaît généralement rien au monde de la bicyclette. Je lui dis aussi que les vrais fêlés ne sont ni des tricheurs ni des bluffeurs, seulement des passionnés. Il croit de toute évidence à mes quatre ascensions puisqu'il clame mon exploit aux touristes présents (rares et plutôt indifférents) et tient à m'offrir un pot, en l'occurrence un nouveau lait-grenadine. Pas question de faire des imprudences, il me reste encore 1 km à 10% pour réussir mon défi.

 

...et de quatre !

Dur, dur, ce dernier kilomètre. Mais c'est gagné et la joie de la réussite efface la douleur. Beaucoup de monde au sommet. Une GOLF est garée juste devant le panneau et cette fois-ci, je pourrai frimer à coté du Vitus en utilisant le retardateur de mon Yashica, posé en équilibre sur le rétro de la voiture.

Victoire, je suis Grand Maître! Du moins, je l'espère! Mes trois hectomètres à pied dans le mur à 19% ne sont-ils pas éliminatoires ? Le règlement ne le prévoit pas ...heureusement pour moi. Bien que l'expérience aidant, rien ne dit que je ne serai pas tenté un jour ou l'autre de devenir "fêlé au carré". Alors je commencerai par le monstrueux mur de Virieu, d'abord avec la 26 dents, puis une 28 ...et pourquoi pas un 26x30 comme sur mon VTT ?

Pour fêter ma réussite, le Mont-Blanc a décidé de se montrer; encore un Grand dont la présence m'honore. Mais lui je ne l'escaladerai jamais avec mon vélo! Je traîne quelques minutes au sommet mais le tourbillon de voitures et de touristes me fait fuir rapidement. De plus, je commence à ressentir une faim pressante. Il est vrai que je n'ai pas mangé grand chose depuis ce matin. Vite, je m'engage dans la descente vers Culoz. Avec deux courts arrêts pour finir mon film.

J'avais promis à la jeune boulangère qui a tamponné ma carte ce matin de lui acheter un gâteau en fin d'après-midi ...Elle doit m'attendre ...Pas de chance, sa patronne ou sa mère, d'aspect peu avenant a pris sa place. Je préfère aller boire un demi au bistrot d'en face et manger les deux tranches de pain d'épices qui me restent.

Puis indifférent au monde et aux bruits qui m'entourent, je range mon vélo dans le coffre de la 405 et je reprends à petite vitesse la route du Val de Fier et d'Hauteville. Je suis un peu sonné et ma lassitude croit de minute en minute. Je déroule le film de la journée, ascension par ascension ...

Je suis un Grand Fêlé. Un compagnon du Grand Colombier. Et j'ai passé une inoubliable journée, moins difficile que je ne le pensais. Merci Monsieur le Grand.

Gilbert JACCON Beaune- août 1994