Toute première fois

19 juillet 1992. Nous sommes trois à pédaler à l'heure où le jour se lève, cela à la suite d'un pari "stupide", né quelques mois plus tôt lors du repas de fin d'année des cyclos du plateau de Hauteville.
Patrick, notre président, venait de nous raconter son entrée au "Club des cinglés du Ventoux", et je venais de lui faire part de mon intention de le rejoindre dès le printemps. C'est alors qu'il ressortait sa vieille idée : escalader notre "Ventoux" bugiste, le Grand Colombier, par ses quatre faces dans la même journée. Pour être rarement arrivé au sommet sans mettre pied à terre, et cela par quelque face que ce fût, je jugeais le projet irréaliste. Les autres convives partageaient visiblement mon opinion (comme, je pense, tous ceux qui connaissent le Grand colombier). L'ambiance de fin de repas aidant, rendez-vous était néanmoins fixé pour cet été; et voilà pourquoi nous nous sommes levés si tôt en ce 19 juillet...

Marc, avec son V.T.T., s'est joint à nous pour nous soutenir le moral pendant les deux premières montées seulement, car il doit rentrer de bonne heure. La première montée, nous ne l'avons pas choisie au hasard: "Artemare, Virieu-Ie-Petit, Grand-Colombier", une des ascensions les plus difficiles de l'hexagone. Jusqu'à Virieu-Ie-Petit, pas de problème, mais ensuite se dresse un véritable mur de 4,5 km pour 12% de moyenne (dont 500 m à 12 %, 1 km à 14% et 1 ,5 km à 19 %, avec un maxi à 22%). Pas question de poser pied à terre dans cette partie car il est impossible de repartir sur le vélo. Par comparaison, les six derniers kilomètres semblent être un long faux-plat.

Arrivés au sommet, nous avions l'impression d'avoir passé le gros morceau de la journée. Dommage qu'un petit nuage accroché là nous cache le merveilleux paysage qui va du lac Léman aux montagnes du Vercors en passant par la chaîne du Mont-Blanc, le lac d'Annecy, la Vanoise, le massif de Belledonne et, juste à nos pieds, le lac du Bourget. Tant pis pour le paysage, nous aurons le temps de le revoir durant la journée. Nous plongeons sur Culoz ou nous attendent Gisèle, Béatrice, Gérard et Denis.


Le temps de boire un café et nous attaquons tous les sept la montée "par Culoz", et ses fameux "S",
taillés dans la roche que le soleil ne va pas tarder de transformer en fournaise. Je prends la roue de Denis qui démarre fort, et ç'est reparti pour 18 km. A ma grande surprise, je passe très bien le passage à 14 % que j'appréhendais et nous atteignons rapidement le sommet. La moitié du pari est réalisée. Le nuage est toujours là et il fait frais. Un automobiliste matinal nous apprend que les autres sont encore loin. Comme convenu nous descendons vers Anglefort sans les attendre pour ne pas trop nous refroidir.
Quelques minutes plus tard, Marc sera le premier vététiste à passer deux faces, et Béatrice réussira son baptême du Colombier.

A Anglefort il est onze heures et le soleil tape dur. Nous faisons le plein d'eau pour affronter la face la moins connue, mais, à mon avis, la plus dure. Au programme six premiers kilomètres à 10,3% de moyenne, en plein soleil, puis 9 km communs avec la montée de Culoz et ses passages à 14 %. C'est reparti. Il fait très chaud et Denis ne semble guère apprécier. Je me retrouve tout seul. Pour me motiver, je me promets un arrêt prolongé au sommet pour manger les sandwichs que j'emmène.

Au bout de quelques kilomètres, je croise Patrick qui plonge dans la fournaise. Je saurai plus tard qu'il finira difficilement cette face qu'il ne connaissait pas. Sa difficulté inattendue et la chaleur viendront à bout de son moral et il jettera l'éponge à la fin de cette troisième ascension.

Je passe de nouveau les 14 % presque aussi facilement que la première fois. Comme le marin attiré par le chant des sirènes, je suis attiré par le "cri du sandwich", ce qui me donne un moral d'acier et je suis tout surpris d'arriver si facilement au sommet.

Ca y est, je suis au pied de la croix. Le soleil est revenu. Un cyclo me demande: "C'est vous le fêlé qui faites les quatre faces ?". Les nouvelles vont vite! Pour la quatrième montée il y aura peut-être France 3 ! .
Je m'installe sur un rocher, j'ouvre ma sacoche et je sors toutes sortes de choses, mais pas de
sandwichs! Je refais l'inventaire et je dois me rendre à l'évidence: Ils sont restés à la maison. Mon moral en prend un sérieux coup. Heureusement, il me reste une pomme, un paquet de gâteaux et une... quatrième face: Lochieu.

C'est la plus courte et la plus facile (tout est relatif) et je l'ai gardée pour la fin car elle est à l'ombre des sapins. A l'ombre, sauf quand le soleil est au zénith, et il est au zénith... Dans la descente je croise Gisèle qui monte sa deuxième face. C'est super ce qu'elle fait. Elle est certainement la première féminine à passer deux faces d'affilée avec deux passages à 14 % (elle passera 3 puis 4 faces quelques mois plus tard et sera la première à passer 5 faces).

Je commence à en avoir plein les pattes et en plus le goudron colle. Je tire des bords. A ce rythme-Ià, je vais faire le double de kilomètres ! Je sors enfin de la forêt et, là-haut, apparaît la croix, la fin du calvaire. C'est le moment que je choisis pour tomber en panne de moral, de sucre, de force, de jambes. Je suis cloué sur place. Je vais vivre deux kilomètres les plus longs de ma vie de cycliste. Plus je regarde vers le haut et plus la croix semble s'éloigner. Gisèle et Gérard qui descendent en voiture font demi-tour. Je slalome de plus en plus, Je ne veux pas poser pied à terre si près du but. C'est têtu un Bugiste !

Le sommet, je ne l'ai pas vu. Je me souviens juste des applaudissements de Gisèle et Gérard. Le Grand Colombier par les Quatre face, c'était possible.
J'apprendrai quelque temps plus tard que de I'esprit inventeur de mes camarades a germé l'idée de créer la "confrérie des fêlés du Grand Colombier", en se basant sur nos prédécesseurs du Ventoux. Ils m'affublèrent donc du titre pompeux de "Grand Maître", et en profitèrent pour me nommer responsable de la confrérie. C'est donc à moi que vous devez dès le printemps faire parvenir une enveloppe timbrée à votre nom, de façon à ce que je vous envoie le règlement de la confrérie. Ainsi, dès les beaux jours. vous pourrez tenter l'aventure et vous joindre à nous. A bientôt, peut-être à l'occasion du Brevet du Randonneur du Haut-Bugey que nous organisons les années impaires et qui passe par le Grand Colombier.

Michel PELISSIER Cyclos du plateau de Hauteville (01 ) - Avril 1993