Une journée incroyable !

 

 

Je me suis lancé ce défi en septembre 2014 après une saison cycliste bien remplie.

 Mais entre la théorie et la réalité, quand j’arrive à Vieu ce samedi, j'ai surtout des doutes et pas de certitudes :

 - Même si j’ai roulé cet hiver à Paris, l’entraînement se fait sur du plat ou des bosses mais pas dans des cols.

 Et comme je n’ai passé que les deux week-end précédents en montagne, la lecture des récits du site des fêlés sur la préparation des postulants me laisse à penser que cela semble bien loin du compte pour affronter ce challenge.

 Les statistiques du site sont d’ailleurs éloquentes : 3 parisiens seulement sont Grand Maîtres, le dernier il y a 17 ans en 1998, et le plus âgé avait . 12 ans de moins que moi, c’est donc très loin d’être gagné d’avance.

 - Rester 9 ou 10h sur une selle me paraît très au-delà des possibilités de mon fessier d'autant plus que je viens de changer mes pneus pour des continental GP 4000 réputés pour être peu confortables.

- Je crains le passage de 1500m à 19% après Virieu-Le-Petit qui m’a laissé un souvenir en zigzag et à la limite l’année dernière ... Ne vais-je pas y laisser trop de forces ?

 - Et puis, si j'arrive jusque-là et rien n’est moins sûr, il y a le choix de l'ordre des 3ème et 4ème montées :

 Culoz puis Champagne-en-Valromey réputé plus facile, ou l'inverse pour essayer d'assurer 3 montées ?

 - Bientôt 58 ans au compteur, est-ce bien raisonnable, pourquoi se faire autant de mal ?

 - Mon D+ maximum réalise dans une journée est très loin de 3 faces du Grand Colombier, je ne parle même pas des 4 faces qui me paraissent tout simplement impossibles, surréalistes, on est sur une autre planète ...

 Mais c'est exactement pour toutes ces raisons que je tente ce défi.

 J’ai lu et relu les précieuses consignes de Michel Pelissier afin d’éviter les erreurs grossières.

 

C'est le grand jour

 Réveil à 6h15 ce dimanche matin, beaucoup trop tôt pour moi, je ne suis pas du matin, j’ai sommeil, ne suis pas en forme.

Tout en prenant un solide petit déjeuner, je révise la stratégie, elle est simple : J'ai décidé de m'économiser, donc dès que cela devient raide, petit braquet entre 30x24, 30x27, voire 30x30 s’il le faut ; Ne pas forcer pour durer, aller le plus loin possible, et  oublier le chrono (même si cela va être difficile pour moi), le temps n'a aucune importance.

 

Artemare 7:34 - 9:27

 Première (mauvaise) surprise, le vent est fort alors que la météo annonçait un vent faible.

 Je pars avec deux couches en haut, bien m’en prends.

 Premiers kms de chauffe, puis à Virieu Le Petit, je prends "la petite route à droite" bien connue des spécialistes 300m après le lavoir à droite.

 A mon grand étonnement cela passe presque facilement, sans zigzaguer, même s'il faut quand même plus appuyer dans les 19% et malgré un léger vent de face selon l'orientation de la route;

 C'est à se demander s'il y a vraiment 19 puis 22% ! Ils l’ont peut-être aplanie la route ?

 Je résiste à l’envie d’accélérer, qui veut aller loin ménage sa monture.

 Je me dis que je vais en sortir sans y laisser trop de forces… j'ai parlé trop vite.

 En effet dès le croisement à la sortie de la forêt le vent souffle très fort.

 Dans l'avant dernière ligne droite une main invisible venant de trois quart avant me cloue littéralement sur place m’oblige à passer sur le 30x30 et pousse très fort le vélo vers la gauche.

 Couché dessus il me faut cramponner le guidon pour ne pas tomber;

 J'ai conscience de laisser pas mal de plumes en un peu plus d'un km.

 Par contre je bénéficie de ce vent dans la dernière ligne droite sous la croix, un vrai plaisir … il est électrique le vélo ?.

 Voici le sommet, et là c'est pour le moins très aéré et frais : 6°, vent à 70/80km/h qui me pousse, j'ai du mal à stabiliser le vélo sous le panneau proposant aux cyclistes de tenter de devenir "fêlé".

 Malgré mes deux couches j’ai immédiatement froid.

 Il me faut deux bonnes minutes pour mettre le coupe-vent (essayez de l'enfiler quand il est à l'horizontale ...) et deux fois plus pour fermer le zip pour cause de doigts à moitié gelés.

 Sur le moment je me dis qu'il me sera impossible de monter depuis Anglefort et Culoz avec un tel vent de face et que ce n'est pas le bon jour pour tenter de devenir fêlé.

 Je maudis la météo qui a raconté n’importe quoi, et me promet d’écrire un courriel à Météo France.

 Transi, je m'engage prudemment dans la descente vers Anglefort, crispé sur les freins du fait du froid et surtout du vent qui menace de m’envoyer dans les pâturages à tout moment, et il faut également être attentif aux pierres et au gravier, souvent dans les virages.

 Pas question de descendre à fond, la descente me paraît inhabituellement longue, et je n'y prends pas de plaisir, trop concentré à arriver entier en bas.

 

Anglefort 10:15-12:04

 Après avoir ravitaillé à la fontaine dans le petit square au-dessus du départ, pris une barre et m'être réchauffé, je commence la deuxième ascension avec un petit vent dans le dos 23° et du soleil, le moral revient.

 Je préfère ce type de montée, raide mais relativement régulière, je monte en souplesse, sans gros problème, toujours à l'économie, ne pas forcer.

 Aucun cycliste pour monter de concert.

 On entrevoit le Rhône sur la gauche, c’est beau.

 Une voiture est arrêtée sur le bas-côté avec une femme au volant en train de lire, je n’y prête pas attention.

 Mais 20 minutes après, je surprends la même voiture, arrêtée sur le bas-côté avec madame au volant, est-ce la même ?

 Et 15 minutes après, elle est de nouveau là un peu plus loin, toujours sur le bas-côté : Qu’est-ce que cela veut dire ? Hasard, détective privé, amoureuse de la forêt ? En tout cas cela m’occupe l’esprit.

 Le vent, un peu moins fort, est très présent sur la partie haute, de trois quart avant, surtout sur le final.

 Dans ce contexte les 3 derniers kms font mal aux jambes.

 J'arrive au sommet applaudi par quelques touristes (qui sont montés en voiture, eux…), déjà bien entamé du fait du vent et des 2500m de D+.

 Je commence à avoir sérieusement mal aux fesses.

 Je redescends, me restaure et repart 1h après pour la montée depuis Culoz

 

Culoz 13:26-15:35

 Je pars avec le soleil et 28°, j'apprécie, mon rendement est meilleur dans la chaleur, par contre il y a un fort vent de face, j’ai vraiment mal choisi mon jour.

 Des touristes m'encouragent dès le début, s'ils savaient que j'attaque la 3ème montée...

 Toujours aucun cycliste pour grimper avec moi, mais où sont-ils, est-ce le vent qui les dissuade de monter ?.

 Au bout de 2kms je me mets en danseuse, et là, problème immédiat, les quadriceps sont à la limite des crampes.

 Il me faudra donc monter assis, pas très commode pour passer "les portes".

 C’est pourtant un vrai plaisir que de prendre ces virages serrés, on a envie d’accélérer à fond, toujours encouragés par les touristes.

 Mauvaise pioche, moins de 2 kms après, le mollet droit commence à cramper de façon intermittente, puis de plus en plus fréquemment, c'est très mal parti.

 C’est bizarre ces crampes car j’ai l’impression d’en avoir encore dans les jambes.

 Je me mets au ralenti, effort minimum, essaye de changer de position, boit, gère les crampes comme je peux, m'arrête au carrefour avec Anglefort au 9ème km pour essayer d'étirer mollet cuisses ischio mais toute tentative se solde par de douloureuses contractures partout dans les jambes.

 Je me dis que c'est terminé et qu'il me faudra retenter le défi un autre jour...

 Mais après quelques minutes de semi-étirements, je repars quand même (Maître c'est mieux que membre, non ?). J'ai toujours des crampes intermittentes, ne peut pas me mettre en danseuse, j'ai mal aux fesses mais j'avance, et je finis par arriver au sommet dans la douleur, toujours au ralenti, toujours avec ce satané vent de trois quart face,  dans un chrono épouvantable... Et toujours encouragé par des touristes, pas les mêmes, mais toujours montés en voiture.

 C'est terminé, je ne me vois pas refaire une montée  avec ces crampes, c’est déjà un miracle d’avoir terminé cette 3ème ascension et avoir réussi 3750m de D+ depuis le début.

 Redescente sur Culoz, puisque j’ai maintenant du temps, je m'arrête dans les virages serrés pour admirer le paysage et prendre quelques photos du lac du Bourget et du Rhône, quel spectacle !

 En bas je m'étire, me masse, et fait le bilan.

 Il faudra retenter les 4 faces, pourquoi pas la semaine prochaine.

 Mais après une bonne heure de repos, et même si cela me semble impossible, une petite voix me dit que comme je suis sur place, au Grand Colombier . ce serait dommage de ne pas tenter quand même la dernière ascension, après tout qu'est-ce que je risque, sinon m'arrêter au bout de quelques minutes ?

 C’est décidé, j’y vais, on verra bien.

 

Champagne-en-Valromey 17:35-19:30

 Le temps est couvert,  vaguement menaçant, 24°, peu de vent au départ.

 Surprise, j'ai récupéré, je me sens bien tout de suite, et pas de crampes, du coup j'oublie le souci d'économie et maintiens un train un peu plus rapide, cela passe ou cela casse.

 Toujours aucun cycliste à la montée, décidément je n’ai pas de chance.

 Hormis le mal au fessier qui ne s’arrange pas, tout va bien jusqu'au 1er passage à 11 puis 14%  au-dessus de Lochieu, qui réveille de suite la crampe intermittente du mollet droit.

 Je décide de l'oublier, ce n'est qu'un problème physique, le mental est plus fort, je  veux finir (Grand maître c'est mieux que Maître, non ?),  je suis désormais verrouillé sur cet objectif, comme un missile sur sa cible, il ne peut plus en être autrement.

 Au  croisement à la sortie de la forêt, bonne surprise le vent est nettement plus faible que le matin, mais évidemment, dans l'avant dernière ligne droite il est là, bien présent et toujours de trois-quart avant droit.

 Je suis au ralenti sur le 30x30, en lutte contre l’ennemi invisible, avec un début de crampe supplémentaire car le mollet gauche commence à s'y mettre également, mais je sais que je vais finir, juste une question de temps,

 je gère l'effort mètre après mètre, la  dernière ligne droite est longue, voici le sommet, je sprinte, ça y est je suis Grand Maître !

 C’est le désert au sommet du Grand Colombier, je suis tout seul.

 Je prends le temps de contempler le paysage, mais pas trop longtemps car le cocktail "Maillot trempé, 9° et du vent" vous rappelle assez vite qu’il ne faut pas rester ici.

 Cette journée a été réellement épique entre le vent, le froid, les crampes, le renoncement puis la renaissance.

 Je fais un petit calcul rapide : Je viens de pulvériser mon dénivelé positif réalisé dans une journée, de ... + 66% !

 Quand je vous dis que c'est une journée incroyable !

 

Jean Luc LAPON – 24/05/2015